Lauriane Pinsault, Gemmologue et analyste des ventes chez Gemfields
Je suis debout au fond de cette grande salle de réception. Devant moi s’aligne des rangées d’hommes dont l’impatience est palpable. Ils attendent avec excitation l’annonce des résultats qui sera faite par le directeur des ventes à la suite des discours du président du conseil, du représentant du gouvernement et du PDG. C’est toujours un évènement, c’est toujours très attendu. C’est à chaque fois comme une petite révolution dans le secteur si fermé et secret du trading des pierres de couleur, de les voir tous là, ces acteurs qui font le marché, réunis en un même lieu. A cet instant, dans cette salle, il y a le plus grand exploitant minier de pierres de couleurs et les plus gros acheteurs, industriels et revendeurs de pierres du secteur. C’est intrigant, presque enivrant de les regarder interagir, on devine les alliances temporaires, les accords à voix basses, les trahisons tacites.
Mais alors que j’observe cette scène c’est un malaise qui me prend, ça m’arrive à chaque fois et ça vient me gâcher le plaisir. Et pourtant j’essaie (oh oui j’essaie !) de passer outre, de ne pas y penser, de fermer les yeux, comme tout le monde. Mais je n’y arrive pas, c’est plus fort que moi, je ne peux m’empêcher de relever cette absence, aussi évidente et que naturelle, des femmes. Il n’y a pas une seule femme dans cette salle. Pas une seule parmi eux. Ni du côté vendeur. Ni du côté acheteur. Pas une n’aura placé une enchère, ni ne fera un de ces beau discours. Je suis la seule femme dans la pièce, et ce n’est ni fierté ni mérite que je ressens, mais une peur, celle pour mon avenir.
Cet événement que je décris, c’est celui de l’annonce du résultat d’une enchère de pierres brutes, auquel je participe pour mon travail, mais être la seule femme dans la pièce m’arrive beaucoup plus souvent et dans d’autres circonstances : lors des réunions journalières de production à la mine, lors des diners avec mon équipe ou des consultants, lorsque je vais rencontrer les ouvriers de ma maison en chantier, ou même lorsque je vais chez le concessionnaire automobile.
Quand j’aborde le sujet de la sous-représentation des femmes dans de nombreux corps de métiers avec mes collègues, supérieurs, familles, amis, on me répond presque toujours qu’il faut « trouver sa place » et que cela passe par « faire ses preuves ». Je trouve ces deux expressions très violentes. D’une part car elles impliquent que c’est bien aux femmes, et seulement à elles, qu’il revient de trouver une solution pour ces sous-représentations, mais aussi car elles expriment implicitement le fait qu’il est naturel que les femmes ne soient pas présentes et qu’elles doivent donc redoubler d’effort et de travail pour se faire accepter. Non, je ne peux pas « trouver ma place », comme si c’était une chaise vide sur ces rangées d’hommes assis aux enchères, car cette place elle n’existe pas. Ma place, je dois la créer, et c’est cette subtilité qui fait toute la différence. Créer une place pour les femmes là où elles n’en ont jamais eu, cela ne passera pas seulement par leur travail et leurs capacités, mais par un changement global des mentalités et une adaptation des environnements de travail. Cette évolution ne sera possible qu’avec le soutien des hommes à tous les niveaux, qui auront le courage d’outrepasser les aprioris pour faire confiance, embaucher et mentorer des femmes qui, comme moi, ont des rêves de changement plein la tête mais les pieds bien sur terre.
Ce texte ne parlera peut-être pas beaucoup aux gemmologues européens, mais pensez tous de même à combien de femmes vous connaissez qui sont négociantes en pierres, directrices de laboratoire de gemmologie ou encore chercheuses. Et au-delà du nombre, demandez vous toujours quels postes les femmes occupent dans notre profession, quel niveau de responsabilité elles détiennent et à quelles évolutions de carrière elles peuvent aspirer. Féminiser un secteur, ce n’est pas le démasculiniser, c’est l’égaliser. Ce texte n’est pas contre les hommes, bien au contraire, il est pour tout le monde, car nous travaillons tellement mieux ensemble